Par Mickaël Sakriffié, personnage fictif créé par un collectif d’étudiants sur le
site de l'Humanité.
Dans une université française étant parvenue à l’accomplissement de son autonomie grâce à la LRU 2.0 (projet de loi sur l’enseignement supérieur et la recherche) du
gouvernement de Jean-Marc Ayrault et François Hollande.
Dans quelques années, un jour d’octobre,
9 h 03. Mickaël Sakriffié arrive avec trente minutes de retard sur le campus de l’université of Brittany-Carefou-Legradaire, située dans
l’agglomération de la plus grande ville de Bretagne. Deux ans auparavant, cette université portait plus sobrement le nom de la ville. Mais depuis la promulgation de la loi Fioraso de 2013, tout
le paysage de l’enseignement supérieur français a changé.
Au nom de la rigueur budgétaire et de l’excellence académique, l’ensemble des établissements ont été sommés de se regrouper en « communauté d’universités » et de
s’allier à des financeurs privés. Les universités françaises sont désormais divisées en deux groupes : d’un côté, les méga-universités, incluant les grandes écoles, constituent le pôle public
d’excellence. Dotées de moyens colossaux, elles sont réservées à des étudiants sursélectionnés, scolairement et économiquement. De l’autre, il y a les petites et moyennes universités, mieux
connues sous le nom de PMU. Financées par de lourds impôts locaux et taxes sur les PME, elles sont ouvertes à tout le monde, moyennant de nouvelles méthodes de gestion de la double masse
étudiante et salariale.
Mickaël s’est inscrit, il y a trois ans, à l’université de Bordemer, sa ville natale, où il réside encore. Son frère y avait achevé son droit en 2012. Mais depuis
ce temps, les filières générales (droit, histoire, sciences physiques, langues étrangères, etc.) ont disparu. Il faut dire que l’université de Bordemer avait été épinglée par un rapport d’experts
ministériels, dont elle a suivi les recommandations : elle s’est professionnalisée et n’offre plus que des formations technologiques, courtes. En première année, Mickaël a dû choisir entre
management de la gestion et gestion du management. Il a eu du nez de ne pas aller dans une des filières industrielles, car à mesure que les boîtes de la région fermaient, elles aussi ont rangé
les outils. Une fois sa licence pro en poche, Mickaël a souhaité poursuivre en master, et c’est donc vers l’université of Brittany-Carefou-Legradaire qu’il s’est tourné car il n’y a plus rien
après la L3 (troisième année de licence) à Bordemer.
S’il a passé son mois de juin à hésiter entre le master Schlag (sciences humaines et littératures appliquées à la gestion) et le master Porc (production
organisation ressources compétitivité), intégrer l’un ou l’autre des masters s’est révélé impossible. D’abord, le nombre de places a drastiquement baissé, au nom de l’excellence, ce qui a
mécaniquement accru la sélection. Mais c’est surtout la mise en place d’une grille tarifaire complexe de droits d’inscription, liée pour les méga-universités à leur cotation en Bourse, et pour
les PMU aux in-dotations à taux variables des entreprises locales, qui rend l’addition salée. Mickaël s’est vu offrir trois possibilités lorsqu’il s’est inscrit sur le service informatique du
ministère :
– un accès direct en master Porc, « sous condition d’obtention d’un prêt étudiant partenaire » pour acquitter les droits d’inscription de 12 000 euros ;
– une passerelle en troisième année du parcours finances et réorganisations humaines de l’école de commerce Wild West Economy School, membre de la communauté
d’universités de Bretagne.
Coût annuel d’entrée : 40 000 euros ; – ou encore un redémarrage en L2 intelligence économique, contre paiement de « frais d’inscription solidaires » (300 euros par
semestre + 130 heures par semestre de service civique, solution négociée par le syndicat étudiant majoritaire).
L’école de commerce est inenvisageable pour le budget familial. Mickaël a tenté de négocier avec sa banque un prêt pour le master. Le banquier a regardé son dossier
scolaire, pour lui, et financier, pour ses parents. Après une bonne demi-minute devant son écran, le verdict est tombé : « Écoutez jeune homme, vous n’êtes pas brillant, notre groupe ne peut se
permettre de miser sur vous, vous n’aurez donc pas le bonus excellence et au vu des finances de vos parents, je dois vous dire que cela va être chaud… ils n’ont même pas fini de payer leur
maison, et votre mère est au chômage depuis un an… ce n’est pas un bon dossier… Mais nous pouvons faire un effort et vous proposer un prêt études + 4 à 14,7 % d’intérêt, sous condition
d’hypothéquer la maison de vos parents. C’est une décision importante. Réfléchissez. » Vu les options, Mickaël a vite décidé : il redémarre en L2. Et depuis deux mois, il fait 300 kilomètres
aller-retour, soit quatre heures de transport pour aller étudier.
9 h 15. Mickaël s’installe dans l’amphithéâtre, devant l’immense écran qui retransmet une conférence enregistrée il y a deux ans par un professeur
de mathématiques complexes, qui poursuit à présent une lucrative carrière de chercheur dans une multinationale aux États-Unis. Assis à côté de lui, Gaston Pakon s’énerve : « Ils devraient
renouveler la conférence de temps en temps tout de même, j’ai déjà vu certaines séquences en première année. »
10 h 12. C’est l’heure du cours « compétitivité dans les services », dans l’open space TD digital. Chaque étudiant s’installe à un bureau, et
branche son écran tactile : page d’accueil, menu de cours, choix du niveau. Mickaël lance le niveau 4 mais, très vite, il sent qu’il a décroché : il ne comprend rien. Il appuie sur le bouton
pause et cherche dans l’interface l’application « poser une question ». Il remplit le formulaire proposé en ligne. Deux secondes après l’avoir validé, un message s’affiche : « Votre question a
bien été enregistrée. Temps d’attente 3 h 38, merci d’être patient. » Il posera sa question plus tard…
12 h 03. Avant de sortir de l’open space, Mickaël envoie un « I don’t like it » sur la page facebroke de son enseignant de compta, qui fait une
interro en fin de semaine. Les enseignants-chercheurs sont désormais évalués sur leurs cours comme sur leurs productions scientifiques, à travers deux instances : le conseil académique de chaque
fac et le haut conseil de l’évaluation, dans lesquels siègent des étudiants. Il sait d’expérience qu’unliker un cours ou un article permet facilement de renégocier une ou plusieurs notes.
12 h 19. Mickaël déjeune avec des amis à la cafète du campus, Starbeurk. Sa tablette sonne : c’est un SMS du secrétariat virtuel des deuxièmes
années, qui leur indique de se connecter au site officiel de l’université. M. Delabétonnière, PDG du plus gros groupe industriel de la région, siège au conseil académique : ces allocutions
doivent être suivies par les étudiants, car elles font l’objet d’examens permettant de valider l’unité d’enseignement activités entrepreneuriales et citoyennes.
12 h 49. C’est la fin du discours de M. Delabétonnière : « (…) c’est pourquoi nous comptons sur vous. La région a besoin de 27 ingénieurs,
41 comptables et 121 gestionnaires pour l’exercice 2018-2020. Que les meilleurs étudiants gagnent ! » Mickaël se déconnecte, il doit se dépêcher d’aller au lycée Bouge-Viandevandi : il y délivre
chaque semaine un tuto-coaching intitulé « recherche de stage et stratégie d’employabilité » aux élèves en bac –3. C’est ici et dans une maison de retraite que Mickaël effectue les 130 heures de
travail gratuit qui lui permettent de payer son inscription.
16 h 37. Mickaël est revenu à l’université, tiens un cours en présentiel : le prof donne plein d’exemples et répond directement aux étudiants,
enfin, il comprend quelque chose. Zut, Armand About a été remplacé. Elle est sûrement très bien, la nouvelle enseignante, mais c’est fatigant, cette valse des profs. Certains disparaissent d’une
semaine à l’autre, on ne sait pas s’ils sont partis dans une autre fac, dans une entreprise, à l’étranger ou pire…
18 h 02. Mickaël a encore raté le train de 18 heures. Il pourra essayer de travailler à la gare si la connexion marche, et poser sa question sur le
TD de ce matin. Mais c’était quoi cette question ? « Bordel, j’ai encore oublié. »
Dans trois jours, ce sera le premier tour de l’élection présidentielle qui a été repoussée de six mois par la troïka de l’Union européenne. Mickaël Sakriffié ne
sait pas pour qui il va voter : chômage à 23 %, et 51 % chez les moins de 25 ans, le départ en retraite est à 67 ans, la semaine de travail « redressée » à 45 heures.
Ce matin, à la radio, un des ministres s’enflammait néanmoins sur « l’excellente nouvelle : le nombre de millionnaires français s’est encore accru, ce qui
est encourageant pour ceux qui veulent vraiment réussir ! » Les sondages prévoient un taux d’abstention et de votes blancs record.
Mickaël Sakriffié